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Dossier de presse de Frédéric Chopin, sa vie et ses oeuvres, Mercure de France, 1913.

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Le Gaulois, dimanche 3 août 1913.
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Chant de passion et d'exil
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Qui de nous ne conserve, parmi ses impressions de voyage, le souvenir d'une arrivée en quelque petite ville de province calme et silencieuse, comme il y en a tant dans notre pays de France? Le plus souvent, c'est le hasard qui nous y a conduits ou quelque circonstance qui s'est effacée de notre mémoire. Quoi qu'il en soit, il s'est trouvé que nous avons été amenés à passer quelque après-midi dans l'une ou l'autre de ces localités où nous pensions bien ne devoir jamais nous arrêter et qui eussent pu, sans grand dommage, nous demeurer inconnues.
C'est ce que nous ne pouvons nous empêcher de constater quand le train nous dépose sur le quai de la gare mélancolique où, notre billet à la main, nous nous dirigeons vers la «sortie des voyageurs». Les voyageurs, ils ne sont pas nombreux, et l'antique omnibus qui doit nous emmener à l'hôtel du Lion d'Or ou à l'hôtel des Trois-Pigeons, n'a pas beaucoup de clients à asseoir sur sa banquette de moleskine usée. Le maigre cheval fait démarrer sans peine la guimbarde qui, au bout de quelques minutes, avec un bruit de ferrailles et de vitres, s'arrête à la porte de l'auberge, tandis que l'hôtelier ou l'hôtelière, entre deux pots de lauriers-roses, nous accueille avec un sourire avenant avant de nous conduire à la chambre qui nous est destinée.
Elle n'est généralement ni très gaie, ni très confortable, la «meilleure chambre» du Lion d'Or ou des Trois-Pigeons! Je gage qu'elle est meublée d'un lavabo sommaire, d'une commode acajou, de quelques fauteuils du temps de Louis-Philippe et d'un lit sur lequel s'étale une courtepointe au crochet. On y respire une vague odeur de poussière et de renfermé. Aussi n'a-t-on guère envie de s'y attarder et se hâte-t-on d'en sortir, pour faire, en attendant l'heure du dîner, le traditionnel «tour de ville».
Parfois, ce tour de ville ménage quelque agréable surprise. L'église est d'un bon style roman ou gothique et certaines rues montrent des masures pittoresques. Mais souvent, ce modeste plaisir manque. La municipalité a fait jeter bas depuis longtemps ces vieilles bicoques, et le curé a rebâti sa paroisse dans le goût moderne. On est réduit à admirer la mairie et l'école communale. Or, l'architecture civique vaut l'architecture scolaire. Décidément, notre petite ville est sans aucun intérêt. Maintenant, nous la connaissons tout entière. Nous savons que la Grand'Rue débouche sur la place du Marché et que le café du commerce fait face au café du Progrès. Auquel des deux demanderons-nous asile?
Mais tout vaut mieux que l'atmosphère d'un estaminet de province, et c'est pourquoi nous continuons à errer au hasard, pris d'une sorte de détresse, comme si nous participions à la morne vie qui nous entoure et dont nous sentons toute l'humble et médiocre monotonie. Certes, la plupart de ceux qui la vivent l'acceptent sans en souffrir, mais n'y a-t-il pas des âmes qui doivent s'y consumer de regret et d'ennui et y aspirer à d'autres destinées? Et une sympathie soudaine nous émeut pour ces prisonniers inconnus qui meurent peut-être de nostalgie et de désir et qui, derrière leurs persiennes entrebâillées, nous regardent passer avec envie, nous le voyageur, l'étranger, tandis que, sur les touches du piano dont la sonorité nous a fait lever la tête, ils plaquent ces accords douloureux et passionnés où s'avoue si pathétiquement leur angoisse, cette angoisse qu'a exprimée pour eux quelque musicien de génie qui leur prête fraternellement l'éloquence de son chant.
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Je viens de lire la très substantielle et très copieuse biographie que M. Édouard Ganche nous a donnée récemment de l'un de ces consolateurs qui fut un des plus incontestables maîtres du clavier, et je l'ai lue avec un vif intérêt, car j'aime beaucoup cette sorte de livres. Certes, ils n'ont pas la portée et la maîtrise des grandes études critiques à la manière d'un Sainte-Beuve, d'un Brunetière, d'un Faguet ou d'un Lemaître où, d'une laborieuse et patiente investigation préalable, se dégage en traits décisifs et choisis la physionomie de l'homme et de l'oeuvre. Les ouvrages du genre de celui de M. Édouard Ganche ont un tout autre mérite et un tout autre caractère. Ils formulent moins un jugement d'ensemble qu'ils ne nous présentent une enquête de détail. Ils valent surtout par leur abondance et leur précision documentaires, mais, quand ils sont composés avec soin et méthode, ils sont d'un secours précieux et d'une lecture des plus profitables.
Tel es le cas du travail que nous offre M. Ganche sur Frédéric Chopin. Il est plus biographique que critique, mais les documents qu'il nous fournit et que le biographe complète par un commentaire très informé nous permettent de suivre non seulement la carrière de l'artiste, mais encore nous renseignent pleinement sur le caractère et le génie du musicien, car Chopin, autant qu'un prodigieux virtuose, fut un compositeur de la plus belle originalité. Et c'est cette double qualité que revendique pour lui la préface spécialement compétente que M. Camille Saint-Saëns a écrite pour le livre de M. Ganche.
En effet, le double don, chez Chopin, ne fut pas seulement équivalent, il fut presque simultané. Chopin exécuta et composa avec une précocité remarquable, encore que le virtuose ait eu une certaine avance sur le musicien. Dès l'âge de douze ans, le jeune Chopin était un pianiste apprécié. La date de sa première production valable est naturellement postérieure, mais il n'en ressort pas moins que, dès ses débuts, Chopin s'exerça dans les deux arts qu'il devait illustrer également. Sa renommée de virtuose et sa gloire de musicien se développèrent parallèlement. M. Ganche en note minutieusement le progrès et nous permet, par de nombreuses citations d'opinions contemporaines d'en suivre l'extension incessante.
Mais c'est surtout, je le répète, par les renseignements biographiques qu'il nous offre que le livre de M. Ganche m'a paru intéressant. La physionomie de Chopin s'y dessine d'une façon très vivante, à mesure que se présentent à nous les événements de sa vie. Peu à peu, nous sommes initiés à ses goûts, à ses manières de voir et de sentir, à sa nature d'homme et d'artiste. Sur tous ces points, la livre de M. Ganche nous apporte de nombreux témoignages et, de tous, il résulte l'impression qu'indépendamment même de son génie musical, Chopin était un être rare et délicieux, d'une singulière distinction de coeur et d'esprit, d'une charmante et attachante sensibilité.
De cette distinction, de cette sensibilité, les lettres qui ont été conservées de Chopin en font foi. Elles sont d'un intérêt capital, car elles forment une sorte de journal de sa vie. Adressées à sa famille et à ses amis, leur ton est toujours sincère et simple. Aucune prétention littéraire ne les gâte. Nous y apprenons ses affections et ses amitiés, ses relations et ses affaires, ses ennuis et ses peines, ses joies et ses préoccupations. Leur valeur est toute biographique. Sur son art, elles nous révèlent peu de choses. Chopin n'est pas un théoricien. Son oeuvre n'est pas une oeuvre méditée et voulue: elle est l'expression spontanée de ses sentiments, son chant de passion et d'exil.
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Il y a, en effet, de l'exilé dans Chopin. Certes Chopin aima la France, mais il ne s'y acclimata jamais complètement. Il n'y fut jamais qu'un hôte merveilleux et reconnaissant. Fidèle à ses origines polonaises, il reste toujours, comme il le dit lui-même, «un pur mazovien». L'accueil chaleureux qu'il reçut à Paris ne lui fit jamais oublier sa Pologne natale. Il resta toujours lié à sa patrie par son coeur et par son génie.
Notons cependant que Chopin ne fut pas un proscrit, et que son exil fut volontaire. S'il quitta Varsovie où s'était écoulée sa jeunesse, ce fut dans l'intérêt même de sa réputation, et lorsqu'il arriva à Paris, en 1831, il avait déjà obtenu de grands succès à Berlin, à Prague et à Vienne. Partout où il s'était fait entendre, son jeu avait été apprécié, mais il était naturel qu'il vînt chercher pour son talent la consécration parisienne. Elle ne lui manque pas. Un concert donné par le prince de Moskowa mit le jeune pianiste à la mode. La haute société parisienne l'adopta. À ce propos, il importe de remarquer que Chopin fut de goûts aristocratiques. Professeur recherché, exécutant admiré, ce fut dans l'aristocratie qu'il trouva ses élèves les plus assidus et ses auditeurs les plus fervents; mais, plus que ces avantages, il était attiré vers la société polie et élégante par des habitudes d'éducation et par des affinités d'esprit.
Cette disposition s'était manifestée, d'ailleurs, dès ses débuts. À Varsovie, ses premiers protecteurs avaient été les grandes familles polonaises. Aussi fut-ce en des milieux analogues qu'il reçut accueil à Paris. Il n'y était nullement déplacé. Les contemporains, en effet, sont d'accord pour reconnaître à Chopin un grand charme de manières, une rare grâce personnelle, des préoccupations d'élégance et de tenue qui allaient même jusqu'à un certain dandysme, car il prenait un soin très minutieux de sa toilette et veillait à ce que tout ce qui l'entourait fût délicatement raffiné. L'appartement de Chopin, si modeste qu'il fût, était toujours orné de belles fleurs.
Je me suis souvent demandé si ces goûts aristocratiques, ce souci de distinction que signalent chez Chopin tous ceux qui l'ont connu, ne furent pas une des causes qui amenèrent la rupture de sa liaison avec George Sand. Cette liaison est trop célèbre pour qu'il y ait à s'en taire aussi bien qu'à y insister. Elle a sa place parmi les amours romantiques les plus fameux et les circonstances en ont été maintes fois rappportées. M. Édouard Ganche les relate dans son livre sans les éclairer de documents nouveaux, mais on relit toujours avec le même étonnement le récit de l'étrange voyage de Majorque où George Sand, renouvelant avec Chopin l'équipée de Venise qu'elle avait faite quelques années auparavant avec Musset, entraîna le compositeur malade dans la plus inconfortable des aventures.
Certes le séjour de Majorque n'eut pas pour les relations de George Sand et de Chopin les mêmes conséquences immédiates que le séjour de Venise sur les sentiments de Musset et de sa glorieuse compagne de voyage, mais je croirais assez que les premiers désaccords entre la grande romancière et le grand musicien datent de l'hiver de solitude qu'ils passèrent dans la sauvage Chartreuse de Valdemosa et ne firent que s'accentuer plus tard durant les étés de Nohant. Ne semble-t-il pas, en effet, qu'à mesure qu'ils se connaissaient mieux, Chopin et George Sand dussent sentir plus vivement les différences de caractères qui les séparaient? De cette lente révélation, les lettres de Chopin nous fournissent des indices certains. L'aristocrate qu'était Chopin pouvait-il s'accomoder de la plébéienne qui était au fond de George Sand? George Sand, en effet, voile d'un désordre romantique une solide nature de paysanne berrichonne. Chopin était trop subtil pour ne pas s'en apercevoir. Il en souffrait de tous ses nerfs de malade qu'exaspérait encore une certaine vulgarité du milieu. Qu'avait à faire ce beau danseur de mazurka avec cette danseuse de bourrée dont les bas bleus tenaient au sol par de pesants sabots?
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Et puis, comment se seraient-il compris? George Sand n'entendait pas grand'chose à la musique et Chopin n'entendait rien à la littérature. Les arts autres que le sien l'intéressaient fort peu, pas plus la sculpture que la peinture. Il y a dans l'une de ces lettres un passage touchant où il regrette que son incompétence ne lui permette pas d'apprécier comme elles le mériteraient les oeuvres de son ami Eugène Delacroix qu'il aimait tendrement. Je retiens cet aveu qui nous renseigne sur Chopin et sur la nature de son génie en le limitant. Je ne vois pas de meilleur moyen de le définir que de le rapprocher de celui de Watteau, d'autant plus que leurs destinées ne sont pas sans quelques points de ressemblance. Un même mal abrégea leurs vies précieuses. Tous deux ils furent des artistes exceptionnels et délicieux qui poussèrent leur art jusqu'à la plus merveilleuse virtuosité. À tous deux quelques sons, quelques lignes leur suffirent pour exprimer, en un langage également magique, les plus pathétiques, les plus nostalgiques mélancolies et les nuances les plus changeantes du ciel orageux et de l'amour.

Henri de Régnier, de l'Académie française.

Article original


Références: Le Gaulois, dimanche 3 août 1913 (n°13077), p.1.
Auteur: Henri de Régnier.

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