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Dossier de presse de Frédéric Chopin, sa vie et
ses oeuvres, Mercure de France, 1913.
Cette page ne recense que les articles numérisés.
Pour l'ensemble des articles connus, consulter la Bibliographie critique.
Chant de passion et
d'exil
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Qui de nous ne conserve, parmi ses impressions de voyage, le souvenir
d'une arrivée en quelque petite ville de province calme et
silencieuse, comme il y en a tant dans notre pays de France? Le plus
souvent, c'est le hasard qui nous y a conduits ou quelque circonstance
qui s'est effacée de notre mémoire. Quoi qu'il en soit,
il s'est trouvé que nous avons été amenés
à passer quelque après-midi dans l'une ou l'autre de ces
localités où nous pensions bien ne devoir jamais nous
arrêter et qui eussent pu, sans grand dommage, nous demeurer
inconnues.
C'est ce que nous ne pouvons nous empêcher de constater quand le
train nous dépose sur le quai de la gare mélancolique
où, notre billet à la main, nous nous dirigeons vers la
«sortie des voyageurs». Les voyageurs, ils ne sont pas
nombreux, et l'antique omnibus qui doit nous emmener à
l'hôtel du Lion d'Or ou à l'hôtel des Trois-Pigeons,
n'a pas beaucoup de clients à asseoir sur sa banquette de
moleskine usée. Le maigre cheval fait démarrer sans peine
la guimbarde qui, au bout de quelques minutes, avec un bruit de
ferrailles et de vitres, s'arrête à la porte de l'auberge,
tandis que l'hôtelier ou l'hôtelière, entre deux
pots de lauriers-roses, nous accueille avec un sourire avenant avant de
nous conduire à la chambre qui nous est destinée.
Elle n'est généralement ni très gaie, ni
très confortable, la «meilleure chambre» du Lion
d'Or ou des Trois-Pigeons! Je gage qu'elle est meublée d'un
lavabo sommaire, d'une commode acajou, de quelques fauteuils du temps
de Louis-Philippe et d'un lit sur lequel s'étale une
courtepointe au crochet. On y respire une vague odeur de
poussière et de renfermé. Aussi n'a-t-on guère
envie de s'y attarder et se hâte-t-on d'en sortir, pour faire, en
attendant l'heure du dîner, le traditionnel «tour de
ville».
Parfois, ce tour de ville ménage quelque agréable
surprise. L'église est d'un bon style roman ou gothique et
certaines rues montrent des masures pittoresques. Mais souvent, ce
modeste plaisir manque. La municipalité a fait jeter bas depuis
longtemps ces vieilles bicoques, et le curé a rebâti sa
paroisse dans le goût moderne. On est réduit à
admirer la mairie et l'école communale. Or, l'architecture
civique vaut l'architecture scolaire. Décidément, notre
petite ville est sans aucun intérêt. Maintenant, nous la
connaissons tout entière. Nous savons que la Grand'Rue
débouche sur la place du Marché et que le café du
commerce fait face au café du Progrès. Auquel des deux
demanderons-nous asile?
Mais tout vaut mieux que l'atmosphère d'un estaminet de
province, et c'est pourquoi nous continuons à errer au hasard,
pris d'une sorte de détresse, comme si nous participions
à la morne vie qui nous entoure et dont nous sentons toute
l'humble et médiocre monotonie. Certes, la plupart de ceux qui
la vivent l'acceptent sans en souffrir, mais n'y a-t-il pas des
âmes qui doivent s'y consumer de regret et d'ennui et y aspirer
à d'autres destinées? Et une sympathie soudaine nous
émeut pour ces prisonniers inconnus qui meurent peut-être
de nostalgie et de désir et qui, derrière leurs
persiennes entrebâillées, nous regardent passer avec
envie, nous le voyageur, l'étranger, tandis que, sur les touches
du piano dont la sonorité nous a fait lever la tête, ils
plaquent ces accords douloureux et passionnés où s'avoue
si pathétiquement leur angoisse, cette angoisse qu'a
exprimée pour eux quelque musicien de génie qui leur
prête fraternellement l'éloquence de son chant.
*
**
Je viens de lire la très substantielle et très copieuse
biographie que M. Édouard Ganche nous a donnée
récemment de l'un de ces consolateurs qui fut un des plus
incontestables maîtres du clavier, et je l'ai lue avec un vif
intérêt, car j'aime beaucoup cette sorte de livres.
Certes, ils n'ont pas la portée et la maîtrise des grandes
études critiques à la manière d'un Sainte-Beuve,
d'un Brunetière, d'un Faguet ou d'un Lemaître où,
d'une laborieuse et patiente investigation préalable, se
dégage en traits décisifs et choisis la physionomie de
l'homme et de l'oeuvre. Les ouvrages du genre de celui de M.
Édouard Ganche ont un tout autre mérite et un tout autre
caractère. Ils formulent moins un jugement d'ensemble qu'ils ne
nous présentent une enquête de détail. Ils valent
surtout par leur abondance et leur précision documentaires,
mais, quand ils sont composés avec soin et méthode, ils
sont d'un secours précieux et d'une lecture des plus profitables.
Tel es le cas du travail que nous offre M. Ganche sur
Frédéric Chopin. Il est plus biographique que critique,
mais les documents qu'il nous fournit et que le biographe
complète par un commentaire très informé nous
permettent de suivre non seulement la carrière de l'artiste,
mais encore nous renseignent pleinement sur le caractère et le
génie du musicien, car Chopin, autant qu'un prodigieux virtuose,
fut un compositeur de la plus belle originalité. Et c'est cette
double qualité que revendique pour lui la préface
spécialement compétente que M. Camille Saint-Saëns a
écrite pour le livre de M. Ganche.
En effet, le double don, chez Chopin, ne fut pas seulement
équivalent, il fut presque simultané. Chopin
exécuta et composa avec une précocité remarquable,
encore que le virtuose ait eu une certaine avance sur le musicien.
Dès l'âge de douze ans, le jeune Chopin était un
pianiste apprécié. La date de sa première
production valable est naturellement postérieure, mais il n'en
ressort pas moins que, dès ses débuts, Chopin
s'exerça dans les deux arts qu'il devait illustrer
également. Sa renommée de virtuose et sa gloire de
musicien se développèrent parallèlement. M. Ganche
en note minutieusement le progrès et nous permet, par de
nombreuses citations d'opinions contemporaines d'en suivre l'extension
incessante.
Mais c'est surtout, je le répète, par les renseignements
biographiques qu'il nous offre que le livre de M. Ganche m'a paru
intéressant. La physionomie de Chopin s'y dessine d'une
façon très vivante, à mesure que se
présentent à nous les événements de sa vie.
Peu à peu, nous sommes initiés à ses goûts,
à ses manières de voir et de sentir, à sa nature
d'homme et d'artiste. Sur tous ces points, la livre de M. Ganche nous
apporte de nombreux témoignages et, de tous, il résulte
l'impression qu'indépendamment même de son génie
musical, Chopin était un être rare et délicieux,
d'une singulière distinction de coeur et d'esprit, d'une
charmante et attachante sensibilité.
De cette distinction, de cette sensibilité, les lettres qui ont
été conservées de Chopin en font foi. Elles sont
d'un intérêt capital, car elles forment une sorte de
journal de sa vie. Adressées à sa famille et à ses
amis, leur ton est toujours sincère et simple. Aucune
prétention littéraire ne les gâte. Nous y apprenons
ses affections et ses amitiés, ses relations et ses affaires,
ses ennuis et ses peines, ses joies et ses préoccupations. Leur
valeur est toute biographique. Sur son art, elles nous
révèlent peu de choses. Chopin n'est pas un
théoricien. Son oeuvre n'est pas une oeuvre
méditée et voulue: elle est l'expression spontanée
de ses sentiments, son chant de passion et d'exil.
*
**
Il y a, en effet, de l'exilé dans Chopin. Certes Chopin aima la
France, mais il ne s'y acclimata jamais complètement. Il n'y fut
jamais qu'un hôte merveilleux et reconnaissant. Fidèle
à ses origines polonaises, il reste toujours, comme il le dit
lui-même, «un pur mazovien». L'accueil chaleureux
qu'il reçut à Paris ne lui fit jamais oublier sa Pologne
natale. Il resta toujours lié à sa patrie par son coeur
et par son génie.
Notons cependant que Chopin ne fut pas un proscrit, et que son exil fut
volontaire. S'il quitta Varsovie où s'était
écoulée sa jeunesse, ce fut dans l'intérêt
même de sa réputation, et lorsqu'il arriva à Paris,
en 1831, il avait déjà obtenu de grands succès
à Berlin, à Prague et à Vienne. Partout où
il s'était fait entendre, son jeu avait été
apprécié, mais il était naturel qu'il vînt
chercher pour son talent la consécration parisienne. Elle ne lui
manque pas. Un concert donné par le prince de Moskowa mit le
jeune pianiste à la mode. La haute société
parisienne l'adopta. À ce propos, il importe de remarquer que
Chopin fut de goûts aristocratiques. Professeur recherché,
exécutant admiré, ce fut dans l'aristocratie qu'il trouva
ses élèves les plus assidus et ses auditeurs les plus
fervents; mais, plus que ces avantages, il était attiré
vers la société polie et élégante par des
habitudes d'éducation et par des affinités d'esprit.
Cette disposition s'était manifestée, d'ailleurs,
dès ses débuts. À Varsovie, ses premiers
protecteurs avaient été les grandes familles polonaises.
Aussi fut-ce en des milieux analogues qu'il reçut accueil
à Paris. Il n'y était nullement déplacé.
Les contemporains, en effet, sont d'accord pour reconnaître
à Chopin un grand charme de manières, une rare
grâce personnelle, des préoccupations
d'élégance et de tenue qui allaient même
jusqu'à un certain dandysme, car il prenait un soin très
minutieux de sa toilette et veillait à ce que tout ce qui
l'entourait fût délicatement raffiné. L'appartement
de Chopin, si modeste qu'il fût, était toujours
orné de belles fleurs.
Je me suis souvent demandé si ces goûts aristocratiques,
ce souci de distinction que signalent chez Chopin tous ceux qui l'ont
connu, ne furent pas une des causes qui amenèrent la rupture de
sa liaison avec George Sand. Cette liaison est trop
célèbre pour qu'il y ait à s'en taire aussi bien
qu'à y insister. Elle a sa place parmi les amours romantiques
les plus fameux et les circonstances en ont été maintes
fois rappportées. M. Édouard Ganche les relate dans son
livre sans les éclairer de documents nouveaux, mais on relit
toujours avec le même étonnement le récit de
l'étrange voyage de Majorque où George Sand, renouvelant
avec Chopin l'équipée de Venise qu'elle avait faite
quelques années auparavant avec Musset, entraîna le
compositeur malade dans la plus inconfortable des aventures.
Certes le séjour de Majorque n'eut pas pour les relations de
George Sand et de Chopin les mêmes conséquences
immédiates que le séjour de Venise sur les sentiments de
Musset et de sa glorieuse compagne de voyage, mais je croirais assez
que les premiers désaccords entre la grande romancière et
le grand musicien datent de l'hiver de solitude qu'ils passèrent
dans la sauvage Chartreuse de Valdemosa et ne firent que s'accentuer
plus tard durant les étés de Nohant. Ne semble-t-il pas,
en effet, qu'à mesure qu'ils se connaissaient mieux, Chopin et
George Sand dussent sentir plus vivement les différences de
caractères qui les séparaient? De cette lente
révélation, les lettres de Chopin nous fournissent des
indices certains. L'aristocrate qu'était Chopin pouvait-il
s'accomoder de la plébéienne qui était au fond de
George Sand? George Sand, en effet, voile d'un désordre
romantique une solide nature de paysanne berrichonne. Chopin
était trop subtil pour ne pas s'en apercevoir. Il en souffrait
de tous ses nerfs de malade qu'exaspérait encore une certaine
vulgarité du milieu. Qu'avait à faire ce beau danseur de
mazurka avec cette danseuse de bourrée dont les bas bleus
tenaient au sol par de pesants sabots?
*
**
Et puis, comment se seraient-il compris? George Sand n'entendait pas
grand'chose à la musique et Chopin n'entendait rien à la
littérature. Les arts autres que le sien l'intéressaient
fort peu, pas plus la sculpture que la peinture. Il y a dans l'une de
ces lettres un passage touchant où il regrette que son
incompétence ne lui permette pas d'apprécier comme elles
le mériteraient les oeuvres de son ami Eugène Delacroix
qu'il aimait tendrement. Je retiens cet aveu qui nous renseigne sur
Chopin et sur la nature de son génie en le limitant. Je ne vois
pas de meilleur moyen de le définir que de le rapprocher de
celui de Watteau, d'autant plus que leurs destinées ne sont pas
sans quelques points de ressemblance. Un même mal abrégea
leurs vies précieuses. Tous deux ils furent des artistes
exceptionnels et délicieux qui poussèrent leur art
jusqu'à la plus merveilleuse virtuosité. À tous
deux quelques sons, quelques lignes leur suffirent pour exprimer, en un
langage également magique, les plus pathétiques, les plus
nostalgiques mélancolies et les nuances les plus changeantes du
ciel orageux et de l'amour.
Henri de Régnier, de l'Académie
française.
Article original
Références: Le Gaulois,
dimanche 3 août
1913 (n°13077), p.1.
Auteur: Henri de Régnier.
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